La beauté du Monde…

Pierre Courtin

Dans la marée montante des élèves, j’avais croisé cet étrange corps. Pareil à un très vieux trois-mâts qui roule un peu en cherchant la brise, il filait vers le métro et quelques jours plus tard je le croisais à l’atelier.

Aristocrate légèrement patiné, enfant sans âge, émergeant des antipodes, libéré de l’orthographe mais riche d’une mythologie gagnée en des voyages au long cours et dans les soutes de cet autre grand bateau (une sorte de transatlantique) du quai Malaquais. Ce vénérable rat, friand de papier ancien (l’Occidental qui en deux siècles exprime sa colle, le Chinois qui, sa vie entière, la conserve d’un seul côté), ce rat curieux apprécie non moins les acides dénaturés, les vernis jésuites et les encres délétères — pour les œuvres peintes, le cirage à chaussures. Dans un état constat d’ébriété sobre, incisant, collant, brûlants les restes. Rusant avec l’indigence matérielle, comblant les manques par d’incessantes trouvailles, nostalgique d’une terre connue de lui seul, errant mais attaché à la presse, tel le paysan à sa vigne, à son cheval, le chien à sa chaîne. Orgueilleux et amical, solitaire et généreux…   

Pierre Mattey de l’Etang – 1991

Le monde est un grenier. Alexis de Kermoal soulève la lucarne et regarde.
Très loin le paysage pourrait être traversé par les soudards de Jacques Callot, à perte de vue c’est un verre de lanterne magique, comme un coin de ciel. Plus tard, le guetteur abandonne la nuit qui tombe parce qu’il faut vivre avec son temps manipule l’interrupteur qui commande l’ampoule aux filaments de tungstène. Le passé s’amoncelle, opération daguerréotype, propos d’hier, mémoires d’enfance. Les notaires signent des actes, la plume signe les mouches. L’araignée épie. Il suffit d’un souffle pour dissiper la poussière et d’une main exacte pour qu’apparaissent des oiseaux et des femmes désirables, l’homme érectile et parmi les ruines, des armures, des arbres, quelques fientes pour le goût des métamorphoses. Personne ne voit les détritus. L’épave est un bateau.

Michel Sarre

L’œuvre d’Alexis de Kermoal témoigne d’une expérience singulière du monde. Sa force réside dans la densité de sa charge énigmatique, l’originalité de son langage formel, et la virtuosité de ses acrobatiques et périlleuses compositions. Les métamorphoses qu’elle fait subir à la figure ne relèvent pas de la fantaisie, mais d’une impérieuse nécessité.

Narrative, elle met en scène un héros écartelé entre les images de l’enfance avec son merveilleux affairement ludique et solitaire, et un présent dans lequel son âge d’homme semble avoir du mal à s’ancrer. Par la grâce d’autodérision qui la touche, cette oeuvre déjoue les pièges du pathos. Sa monstrueuse naïveté la sauve de toute complaisance et autres h-gratuités répétitives auxquelles nous confrontent hélas trop d’œuvres contemporaines.

Violemment expressive, tour à tout cruelle ou douloureusement burlesque selon l’état d’esprit avec lequel on la regarde, elle se démarque des motivations habituelles de l’expressionnisme. Car le mal contre lequel elle s’insurge est intime, elle est minée de l’intérieur. Par le fonds, mais aussi par sa présentation sous forme de feuillets arrachés à un journal de route, elle appartient à cette famille d’objets difficiles à classer que sont par exemple les encres de Soutter ou les dessins d’Artaud. Sa thématique et les moyens qu’elle a choisis pour s’exprimer lui confèrent une distance, une respiration toute personnelles.

Grinçant concert d’objets et d’êtres disloqués, de chats, de chiens, d’insectes agressifs, d’oiseaux noirs, bec acéré, œil interrogateur, de roues, d’hélices, de bateaux et dravions, d’horloges, de boussoles déboussolées, de trains lancés à toute vitesse sur des rails indéfinis, de lampes dévergondées et de tables tournantes, d’architectures semblables à des termitières fuyant leur axe de gravité…, écoulement d’encre perlant comme d’une blessure à l’entaille du trait, vociférations graphiques, messages griffurés, datés, signés, contresignés, vestiges frémissants d’une rageuse résistance, ceinturant l’irrépressible débordement de ces étranges iconomachies… Au cœur ce de tohubohu, une sorte d’Hourloupe désarticulé grimace et s’arcboute, narguant l’espace spasmodique et le silence sidéral qui se creusent alentour. Alors, par la vertu de sa relation singulière qui s’établit entre le créateur, ses créatures et celui qui regarde, on se retrouve embarqués dans cette ronde fatale des jours et de nuits pour laquelle, selon la pénétrante intuition de Borges, nous fumes engendrés. Quelque chose en-dehors de nous, mais aussi en nous, se défait et se recompose opiniâtrement devant ces apocalypses mineures d’où s’exhale une fraction de la mélancolie du monde.

Le même destin qui s’emploie à confronter une intelligence sensible au revers grimaçant du monde, lui confère simultanément le privilège d’en célébrer la beauté par la toute-puissance qui lui est accordée sur la forme et sur la matière. Cette vérité paradoxale irradie l’œuvre de Kermoal, ses gravures, ses dessins, les étonnants monotypes qu’il réalisa vers la fin de sa vie. Elle éclaire d’une intense lumière les lavis aux somptueuses couleurs de nuit, de mer et de vendanges dans lesquelles se transfigurent ses douloureuses allégories.

Je retrouve ici, cher Alexis, l’élégance qui émanait de toute ta personne. Ainsi, je revois ta tête de granit roulée par des courants contraires courber ta haute silhouette, ton regard préventivement farouche prolonger dans un sourire gourmand le geste et la main qui lisse la surface d’un papier et en palpe le grain, tes lèvres former une corolle au souvenir d’un vin, à l’évocation d’un geste sublime d’artiste, de matador ou de joueur de foot. Si tu n’avais pas été peintre, tu aurais été pape ! Velazquez et Bacon auraient aimé te tirer le portrait.    

 

Les énigmes d’Alexis de Kermoal

Gilbert Lascaut

Les énigmes d’Alexis de Kermoal sont des logogriphes dans lesquels vous devinez plusieurs mots formés des mêmes lettres et plusieurs figures amalgamées et différentes, constituées par des traits mêmes.

Ces énigmes surprenantes sont des révélations différées, des indiscrétions pudiques, des confidences retardées et retenues, des aveux réservés et distants, légèrement hautain, farouches.

Ces énigmes seraient des messages secrets qui ne sont jamais entièrement décodées, des informations à demi dissimulées, des visions voilées, des mirages tamisées, des fantasmes en partie déguisés. Elles découvrent les tressages de l’éros et de la mort, le jeu savant de l’art, la férocité des âmes, les violences de la société, le cosmos bouleversé.

Par le dessin, par la gravure, par la peinture, par le collage, par les griffures, les écorchures, par les éraflures, par les ratures, par les grattages, par les biffures, par les zigzags, par les lignes brisées, par les spirales, par les volutes, les énigmes d’Alexis de Kermoal mettent en scène les catastrophes localisées, limitées, les péripéties, les avatars.

Ces énigmes tanguent, ondulent, dérivent, comme « un très vieux trois-mâts qui roule un peu en cherchant la brise ». Elles obéissent à une magie ignorée, à des rites incompris, comme des grimoires échevelés et raffinés, comme des talismans frustes et subtils. Elles jouent avec les articulations et les désarticulations, avec les charnières et les déboîtements, avec les jointures et les dislocations, avec les engrenages déplacés. Elles se trouvent et se perdent comme des trains chabraques qui suivent des rails lointains et qui les quittent. Elles se souviennent d’écoulements d’eaux, d’« incroyables Florides », d’ »archipels sidéraux » comme le bateau ivre d’Arthur Rimbaud. Elles tournoient et tourbillonnent comme des villes brindezingues qui dans en un vertige. Elles pénètrent dans le « jardin aux sentiers qui bifurquent ». Elles s’étendent sur le sol comme des ombres longues, à cinq heures du soir, lorsque le taureau et le torero se rencontrent. Elles s’assoient sur des « chaises araignées ». Par de fictives cartes géographiques, elles explorent des îles inexistantes. Elles visitent les frontières du temps.

Dans les énigmes d’Alexis de Kermoal, se dessinent des boussoles désorientées, des horloges impossibles, des grues impensables, des caddies chimériques, le « fusil de la terreur » et d’autres machines de guerre que Léonard de Vinci inventait, le « cadenas de la déraison », une « barrique à deux pattes », un « téléphone à moulin », les « seins mécaniques », les écailles électriques ».

En un pays inconnu et quotidien, une théière règne sur un guéridon. Une lampe se balance. « Il est né le divin moustique ». La mante, l’amante et la menthe sont religieuses. Passent le « collectionneur de gouttes d’eau », le « cortège de la reine poule », un « poisson nommé Magellan », « Madame Puce et Monsieur Croque-mort », les « lucioles du guerrier lampadaire », les « cavaliers de l’histoire ». Vous entrez dans le « Bar de la sainte nitouche », dans le « dortoir des sans âmes », dans les labyrinthes des oeuvres d’Alexis de Kermoal, dans les jeux de ses titres et de ses signes.      

Hommage…

Louis Pons

Scribe têtu il recherchait sa propre image dans le miroir magique du cuivre.

Le dessin n’était pas le but, un des éléments du puzzle, plutôt. 

Travail au quotidien.

Un dessein aléatoire.

Le trait vivace, en coups de fouet ­— puis coupe courte — s’arrête, revient plus loin.

Ailleurs !

LA-BAS. Au coin de la feuille, au pays de l’inattendu.

Page blanche. Rageusement zébrée.

Des voitures nerveuses

Des voiliers hypothétiques

Des avions cocasses et problématiques

Parlent de départs permanents, imaginaires ou réels, on ne sait

Sur une étagère… des gravures en tas

Ces derniers mois, il consacrait son temps, me disait-il, dans sa dernière lettre, au tirage de celles-ci, comme si le temps pressait et que tout devait être en ordre

Le trait dans tous ses travaux glisse coupe court repart en vitesse toujours alerte au pays de l’intime et des désirs multiples et contradictoires.

Hors temps

Irritations fugaces s’apaisant sur les blancs silences de la page

Les carnets. Complexes bricolages de l’intimité

Notes ! Collections de secrets en strates subtiles

Portes à ouvrir plus tard avec précaution avec respect

Frère des insectes sur les franges océaniques il veillait au plus précis, sur son esquif fragile, détaché du temps

Le fil du dessin reliait notre amitié épistolaire. Mon admiration était totale.

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